Le Berger et la Mer
Du rapport d'un troupeau dont il vivait sans soins
Se contenta longtemps un voisin d'Amphitrite
Si sa fortune était petite,
Elle était sûre tout au moins.
A la fin les trésors déchargés sur la plage
Le tentèrent si bien qu'il vendit son troupeau,
Trafiqua de l'argent, le mit entier sur l'eau ;
Cer argent périt par naufrage.
Son maître fut réduit à garder les brebis :
Non plus berger en chef comme il était jadis,
Quand ses propres moutons paissaient sur le rivage ;
Celui qui s'était vu Corydon ou Tircis
Fut Pierrot et rien davantage.
Au bout de quelque temps, il fit quelques profits,
Racheta des bêtes à laine ;
Et, comme un jour les vents retenant leur haleine
Laissait paisiblement aborder les vaisseaux :
" Vous voulez de l'argent, ô mesdames les eaux,
Dit-il ; adressez-vous, je vous prie, à quelque autre
Ma foi, vous n'aurez pas le notre."
Ceci n'est pas un conte à plaisir inventé.
Je me sers de la vérité
Pour montrer par expérience
Qu'un sou quand il est assuré
Vaut mieux que cinq en espérance ;
Qu'il se faut contenter de sa condition ;
Qu'aux conseils de la mer et de l'ambition
Nous devons fermer les oreilles.
Pour un qui s'en louera, dix mille s'en plaindront.
La mer promet monts et merveilles ;
Fiez-vous-y, les vents et les voleurs viendront.
— Jean de La Fontaine —
Recueil I - Livre 4 - Fable 2